Je me souviens… C’était cette humanité…
Je me souviens… C’était cette humanité…

Je me souviens… C’était cette humanité…

C’était M., plus jeune incarcéré de France, à son époque, treize ans et demi, qui me disait : « elle s’prend pour qui la juge, c’est pas ma mère ». Alors que sa mère…

C’était D., quinze ans et demi, obèse, en agitation perpétuelle, qui entre deux doses de Tercian déclamait à longueur de journée qu’il avait envie de chier dans une bouche.

C’était cette collègue qui m’insupportait avec ses mains noueuses, fausses et ses sourires forcés, jouant à l’apprentie sorcière, qui avait fait du leurre son fonds de commerce.

C’était cette juge qui invariablement se retournait vers moi et me demandait, alors monsieur, que fait-on.

C’était ce collègue avec sa coupe de cheveux London 1977 que je venais relever le matin à 7 h et qui avait déjà enfumé le bureau de la fumée tenace de ses cigarillos.

C’était S., regard dans le vague, insondable, se balançant d’un pied sur l’autre dans cette unité psychiatrique et qui répétait en boucle : « Faut m’sortir de là m’sieur ».

C’était L. dans le foyer qui, enfermée à double tour dans sa chambre, écoutait à fond la même chanson, toute la journée, en boucle.

C’était cette histoire du bébé dont la mère disait qu’il ne mangeait pas et dont l’estomac était rempli de sperme.

C’était ce rat qui était venu crever derrière les murs de la cuisine du foyer et dont l’odeur nous révulsait. Plus d’un mois pour le localiser.

C’était moi face à une dizaine de jeunes, faisant rempart au pied de l’escalier qui montait à l’étage des chambres.

C’était E., seize ans, qui passait ces week-ends à faire la pute dans les toilettes d’une boîte parisienne branchée.

C’était cette humanité qui ruisselait de son regard transparent.

C’était ce collègue qui a vomi lorsqu’il a dû ranger et nettoyer la chambre d’A.

C’était A. qui puait tellement que je n’ai jamais réussi à parler avec elle dans le bureau la fenêtre fermée.

C’était tous ces instants où j’aurai voulu être ailleurs.

C’était tout ces visages de jeunes que je ne suis plus sûr de reconnaître.

C’était ces hectolitres de café qui coulent encore dans mon corps, comme un Styx sombre.

C’était B., quinze ans et demi, à qui j’avais confié ma carte bleue pour qu’il aille me tirer de l’argent.

C’était ce jeune de dix-sept ans, scolarisé en première, sans histoire apparente, et qui avait poignardé, dans une file d’attente, devant de nombreux témoins, la personne derrière lui d’une vingtaine de coups de couteau. Incarcéré, il voyait le psychiatre, docteur L. Celui-ci m’avait expliqué que le jeune lui avait déclaré que ce n’était pas lui qui avait fait cela. Et qu’il se devait travailler à partir de cela, de sa parole, de sa vérité.

C’était ces jeunes mineurs roumains que nous accueillions au foyer, qui faisaient le tour de la maison, avalaient un frugal en-cas et repartaient aussitôt s’évanouir dans la nature avec un sourire un peu gêné quand même.

C’était ces réunions à n’en plus finir où je fumais un demi-paquet de cigarettes.

C’était la maison d’arrêt de Fleury-Mérogis, lors de ma première visite, des corbeaux me regardaient d’un air sombre, perchés sur les fils barbelé, comme un cliché éculé mais tellement réel.

C’était ce groupe de jeunes accusés de viol collectif, attendant au tribunal avant l’audience, qui avait entraîné leur victime dans les toilettes pour un nouveau passage à l’acte.

C’était S., un mètre quatre-vingt dix, cent kilos, qui écoutait Whitney Houston à longueur de temps.

C’était cette collègue qui venait travailler de Neuilly en taxi et qui ne comprenait pas que sa facture de deux cent francs pour un repas à la boucherie du centre ville ne passait pas auprès de la hiérarchie.

C’était ce psy qui m’avait dit : « Cette maman elle peut rendre fou ».

C’était ce jeune qui ne me regardait jamais dans les yeux lorsqu’il me parlait.

C’était ce collègue qui, lorsqu’il crisait, remplissait des pages dans le cahier de consignes, d’une écriture nerveuse, à l’encre rouge.

C’était cette juge qui avait été étonnée que le jeune au sortir d’une audience, lui ait tendu la main pour la lui serrer, alors que quelques minutes auparavant elle hésitait à lui faire retirer ses menottes.

C’était ce papa antipathique, qui ne pouvait pas m’appeler sans fondre en larmes.

C’était cet autre qui, lorsqu’il était bien imbibé, appelait quinze fois par jour au service, avec rien à dire et disant toujours la même chose.

Joël COURTOIS