Je me souviens… de l’audience de placement de la petite Schéhérazade. Elle avait 4 ans. Après une mesure d’investigation, l’assistante sociale et moi là suivions dans le cadre d’une Aemo.
Devant des faits avérés de maltraitance, que nous avons relayé au magistrat, celui-ci provoque une audience en vue d’un placement en urgence. Comme nous connaissions bien la mère, débordée par ses tourments, et Schéhérazade, la juge pour enfants nous demande de réaliser le placement immédiatement après l’audience prévue en fin d’après-midi.
Celle-ci promettant d’être houleuse, je suggère à ma collègue de garer la voiture dans le parking réservé au personnel du Tribunal.
L’audience tient ses promesses, tendue dès le début et agitée tout du long avec son acmé au moment de l’annonce de la décision de placement immédiat par la juge.
Sans transition, elle nous demande d’emmener Schéhérazade qui était dans les bras de sa mère. Surpris par l’injonction du juge je reste pantois et me tourne vers ma collègue toute aussi stupéfaite par l’enchaînement des décisions
Pour reprendre un peu de contenance, je balbutie quelques arguments peu convaincants. La juge, d’ordinaire si hésitante, m’enjoint d’exécuter sa décision.
Nous nous approchons timidement de la mère qui hurle son refus. Schéhérazade, apeurée, pleure en criant.
Avec des paroles apaisantes, ma collègue tente de raisonner une mère sourde à tout discours. Je saisis doucement Schéhérazade en pleurs. La mère refusant tout contact, se débat et ressert son étreinte sur sa fille.
Après plusieurs minutes d’une bataille qui s’englue, ja juge qui s’était joint à nous me fait comprendre d’un regard qu’il va falloir être plus déterminé. Je demande à ma collègue de préparer la voiture et m’y attendre. Après avoir été alerté par la greffière, la patrouille de police du tribunal entre dans le bureau du juge et se saisit des bras de la mère en pleine crise. Je profite d’un bref moment de relâchement de la mère pour retirer fermement Schéhérazade de ses bras.
Elle se débat appelant désespérément sa mère maintenue par les policiers. La juge me demande de la suivre, elle ouvre la porte de son cabinet et m’ouvre la porte de secours qui conduit directement au parking du tribunal.
Je dévale les escaliers avec une petite fille en pleurs totalement perdue.
Au parking, ma collègue avait avancé la voiture et disposé le siège auto. Nous installons Schéhérazade sanglotante; elle se laisse faire, résignée.
Accrochée à son doudou, elle écoute les paroles et les gestes apaisants de ma collègue assise à côté d’elle.
Comme pour ne pas être happé par ce que nous venons de vivre, je me concentre sur la conduite. Arrivés au foyer, je détache de son siège une petite fille calmée mais fatiguée.
Ma collègue va chercher l’éducatrice prévue pour l’accueil. Avec Schéhérazade dans mes bras, nous suivons la jeune éducatrice qui respire la douceur. Nous visitons l’étage des petits pour finir dans la chambre douillette prévue pour Schéhérazade.
Nous prenons le temps de ces premiers moments si importants; pour rassurer Schéhérazade; et sûrement nous rassurer aussi un peu sur ce que nous faisions.
Le moment du repas arrive et l’éducatrice invite Schéhérazade à la suivre. Elle refuse en s’accrochant à mon cou. Emu, je reste sans voix et me laisse guider par cette éducatrice qui avec douceur finit par prendre Schéhérazade dans ses bras et se dirige tranquillement vers la cuisine. Nous lui disons au revoir. Nous reviendrons demain.
Une fois dans la voiture, je demande uns cigarette à ma collègue. Nous fumons en silence, chacun dans ses pensées. Nous n’avions aucun doute sur la nécessité de ce placement; pourtant jeunes parents tous les deux, sa mise en acte nous a boulversé.
Après bientôt 15 ans, ces souvenirs m’émeuvent toujours.
Cette journée et ce suivi ont marqué ma façon d’envisager et d’accompagner des placements; quelqu’en soit le bien fondé
D’ailleurs, lorsque je suis devenu responsable d’une unité éducative, je me souviens même que…mais ça c’est une autre histoire…
Patrick Larose, directeur éducatif d’ÉTAPE